Les robots parmi nous
- Robert Yessouroun
- May 15
- 5 min read

Une nouvelle réflexion personnelle sur les robots: Les robots parmi nous: Les robots parmi nous
Ils arrivent !
Interrogé sur les prouesses de ChatGPT, le philosophe Luc Ferry, féru de ce type de progrès, nous l’annonce : les robots dotés d’IA vont débarquer dans nos foyers. Mais pourquoi donc cette intrusion si proche ? La réponse la plus fréquente est simple : ils vont nous soulager au plus vite de nos corvées (robot vient d’un mot tchèque signifiant aussi corvée).
Quel sens vont-ils donner à nos vies ? Comment imaginer le sort de Sisyphe à partir du moment où son automate, son héros, poussera le rocher à sa place ? Sisyphe ne sera-t-il pas écrasé par l’absurde, par l’ennui de son désœuvrement ?
Par ailleurs, ces robots arrivent-ils au bon moment ? Quel est le contexte de leur apparition dans nos sweet homes ?
Nous sommes actuellement dans une ère de complexification. Les limites naguère nettes et claires s’effilochent et les repères autrefois fiables s’embrument. Quelle frontière tracer entre l’animal et l’Homme ? Les Végans et les Antispécistes ne tentent-ils pas de l’abolir ? Quelle borne poser entre l’intelligence artificielle et l’Homo sapiens ? Certains avocats envisagent d’accorder aux robots comme aux personnes morales des droits et des obligations juridiques (la Corée du Sud l’a déjà inscrit dans son code des lois)… Que dire de la personnification par l’être humain d’éléments de son environnement ? Certains ne vénèrent-ils pas leurs « bibelots d’amour » ? Que dire des échanges affectifs entre des ados et des présences virtuelles, fictives ou robotiques ?
Les robots arrivent donc dans une période de notre histoire où règne le flou. Flou de l’identité humaine, flou de l’intelligence, flou de la relation humaine, flou de l’échange amical. Sans compter l’incertitude qui se dresse dans les bouleversements géopolitiques contemporains.
Mais de quels robots parlons-nous au juste ? Quels sont les descendants les plus intéressants des coucous suisses ? J’en retiendrai deux : le prototype et l’androïde domestique. Le premier, parce qu’avec lui, comme il s’agit d’un spécimen dernier cri, unique, à l’essai, tout est possible. C’est une perle brillante de promesses pour le romancier SF. Mais je me bornerai ici toutefois au second, car il pose de multiples questions. En effet, l’androïde domestique aux petits oignons de monsieur, de madame ou de la famille, incarnera l’excellence manuelle et intellectuelle. Il sera en quelque sorte l’être humain idéal au service d’un être humain banal. Mais l’excellence n’est pas sans faille devant l’épaisse complexité du réel.
De tels automates évolueront avec leur IA autour de nous. Même que, de tous les robots, ce seront eux les plus proches de nous. Ils nous côtoieront au quotidien, à notre service. Mais qu’est-ce que cela veut dire « à notre service » ? Au service de nos désirs ? Mais sommes-nous au clair sur nos désirs ? Au service de notre bien ? Quel bien, la santé, la sérénité, l’équilibre ? Quelle hiérarchie de valeurs orientera ses décisions ? Privilégieront-ils l’effort ou le plaisir ? Et comment traiteront-ils nos défauts ? Nos erreurs ? Et dans la maison, à qui obéir finalement, à monsieur ou à madame ? Comment l’IA gèrera-t-elle les conflits d’intérêt, les controverses ?
Difficile d’envisager des réponses à ces questions sans se demander au préalable d’où proviendront ces robots domestiques. Quels en seront les créateurs ? Vers quelle éthique pencheront ces derniers ? Une éthique universelle, partisane, nationaliste ou religieuse ? Quoi qu’il en soit, les robots domestiques seront les créatures de grands esprits. Hélas, même chez les grands esprits, la bêtise peut agir à la manœuvre. Puisque l’impensé, l’inconscient, commande et contrôle notre pensée, cette activité mentale souterraine nous guide à notre insu, si bien que nous ne pensons pas toujours ce que nous voulons. L’impensé, l’inconscient, ce sont nos automatismes, c’est la part du robot qui veille en nous. Automatisme des réflexes grégaires, automatisme des jugements à la va-comme-je-te-pousse, automatisme des présomptions (comme « la plupart des moustachus sont colériques »), automatisme des paris, automatisme des préférences impulsives ; le tout, source de conséquences imprévues, souvent en porte-à-faux avec le bon sens, semble donner de l’ombre à notre avenir.
Alors, les logiciels de nos serviteurs androïdes seront-ils forcément contaminés par l’imbécillité ? Comment éviter une telle perspective ? Comment s’assurer que notre robot prendra la meilleure décision possible en cas de situation qui porte à controverse (par exemple, quelle priorité : poser les rideaux, ordre de madame, ou réparer le grand écran, ordre de monsieur) ? Peut-être une issue à ce problème peut se trouver dans l’observation de cas pathologiques. Dans un département de neurochirurgie, des patients, victimes de tumeur cérébrale ou d’accident ayant privé leur matière grise d’une partie de leurs neurones, ont montré des signes d’apathie ou d’absence de manifestation affective. Le résultat de cette tare était qu’ils étaient incapables de prendre une décision, fût-elle aussi simple que quotidienne. Opter le soir pour sortir en ville ou rester à la maison leur prenait des heures de raisonnement… Leur cervelle appauvrie ne valait guère mieux qu’une Intelligence Artificielle binaire.
On le voit, s’il aspire au calcul décisionnel, le robot délibératif ne devra-t-il pas s’inspirer de notre manière naturelle de trancher ? Or, celle-ci, en réalité, ne se limite pas aux opérations mentales. Elle baigne dans l’humeur, pétille d’émotions, chaudes ou froides. Que deviendrions-nous si nous étions dépourvus de réactions affectives ? Ainsi, ce qui manquerait encore à nos banals robots, programmés en « IA » (Intelligence Artificielle), ce n’est pas le raisonnement, mais c’est la « RA » ou la réflexion artificielle. Or, pas de réflexion sans l’intime liberté de peser le pour et le contre, ce qui requiert le jugement de valeur. Bien sûr, pas de jugement de valeur, sans l’aptitude à préférer. D’où l’indispensable raison du cœur.
Nous serions bien inspirés de doter d’émotions artificielles nos chers semblables meilleurs que nous, afin de leur permettre de peser, avec le poids des valeurs chargées affectivement, le pour et le contre face à une décision à enjeux lourds. Ainsi, grâce aux émotions, sa capacité de réflexion solidifierait sa capacité de raisonnement. Dans ces conditions, le robot se rapprochera-t-il de l’être humain jusqu’à se confondre avec lui ? Si notre futur robot domestique était équipé d’une RA, qu’est-ce qui pendrait au nez de l’être humain, son propriétaire ? L’une des lois robotiques affirme que le robot doit éviter que son maître subisse du mal. Pour éviter que celui-ci souffre d’une vérité pénible, son serviteur artificiel ne va-t-il pas lui mentir ? Gardera-t-il les secrets de la famille qu’il sert ? Forcera-t-il certains accès à l’information ? À force d’inciter son entourage vers le bien, ne va-t-il pas l’exaspérer ? En cas de conflit de voisinage, prendra-t-il le parti de ses maîtres ? Avec l’émotion artificielle, évoluera-t-il ? Pourra-t-il se doter d’un instinct de territoire ? Le rire deviendra-t-il aussi le propre du robot ? Pourra-t-il croire, espérer ? Se pourvoira-t-il d’intuitions ? S’appropriera-t-il de la pensée magique ? Pourra-t-il devenir chauvin ? Comment réagira-t-il face à la mendicité ? Influera-t-il sur les siens en cas d’élection ?
Bref, l’entrée du robot domestique dans les foyers pose d’innombrables défis. Mais ceux-ci ne seront pas forcément hors de portée d’une intelligence qui surpasse déjà, par bien des aspects, les plus grands génies de l’humanité. Vont-ils nous remplacer ou seront-ils nos complémentaires ? Mais même complémentaires, que restera-t-il à l’Homme ? La curiosité, l’inspiration et la générosité ?
Comments